Une utopie Jésuite en Amérique latine?
Comme promis, après avoir vu la culture Bouddhiste au Népal, Indou en Inde, Musulmane en Malaisie et Incas au Pérou, nous voici au Paraguay, au sud du Brésil et au Nord de l'Argentine pour s'intéresser à la culture Chrétienne, je vous emmène donc aujourd'hui au coeur des missions Jésuites.
Mais avant de "partir en mission", savez-vous de quoi s'agit-il?
Si je vous dis “reductions”, “missions Guarani”?
Et si je vous dis que ce qui prit place du début du 17ème aux frontières Brésilienne, Argentine et Paraguayenne durant un peu plus de deux siècles correspond à l'une des causes les plus importantes de l'histoire de l'humanité? Bon d'accord, j'avoue qu'avant de m'y intéresser véritablement, je n'avais qu'une vague idée de ce que cela représentait. Mais pas de panique, si vous n'avez jamais entendu parler de cela, et il n'y pas de honte, le visionnage du film "Mission" de Roland Joffré, avec Robert De Niro et Jérémy Irons vous aidera à comprendre le rôles des reducciones (regroupements) comme on les nomme ici.
Situées au cœur de la forêt tropicale, les ruines de San Ignacio Mini en Argentine, et de Trinidad au Paraguay sont de remarquables vestiges des missions jésuites édifiées aux XVIIe et XVIIIe siècles sur le territoire des Guaranis.
Inscrites au patrimoine mondiale de l’Unesco depuis 1983, elles abritaient à l'époque entre 4000 et 5000 indiens et suscitent aujourd'hui à la fois beaucoup de curiosités, d’interrogations et d’admiration pour qui les visite…
Imaginez les premiers apôtres du Paraguay traversant l’Atlantique à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle pour hâter que Royaume de Dieu soit fait sicut in caelo et in terra, sur la terre comme au ciel. Issus de vieilles familles européennes, éduqués dans les grandes villes universitaires, les jésuites avaient découvert les tribus Guaranis dans des récits de voyage et rêvaient d’apporter la foi à ces rescapés de l’éden. À peine arrivés à Buenos-Aires, ils embarquaient sur des balsas, larges plates-formes de bois posées sur deux grandes pirogues et remontaient les flots d’argiles du rio Parana jusqu’à Asunción, ville-étape fondée en 1537, à mi-chemin des mines péruviennes de Potosi. C'est ce geste que Roland Joffé a popularisé dans son film Mission, palme d'or 1986.
Venus de Madrid, de Lisbonne, de Rome, de Bruxelles, de Prague ou de Varsovie, les missionnaires de la Compagnie de Jésus avaient emmené leurs ornements, leurs surplis, leur ciboires, leurs calices, leur vaisselle d’or (dont se moquera Voltaire dans Candide), leurs hameçons, leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs livres, leur encre, leur papier, leurs flûtes, leurs luths, leurs violons, leurs statues, leurs tableaux. Bref, ni la chaleur, ni l’humidité, ni les maladies, ni les moustiques, ni les bêtes sauvages tapies dans l’ombre ne leur auraient fait abandonner ces oripeaux du Vieux Monde.
Il fallut attendre quelques décennies après 1609, date de la fondation d’une première mission à l’est du Rio Parana, pour que pères «s’ensauvagent» et adoptent certains usages des autochtones. A Rome, cette capacité des hommes en noir à faire dialoguer des cultures différentes en mêlant les coutumes, n’était pas toujours regardée favorablement.
Fondée en 1610, la mission de San Ignacio victime au Brésil des assauts des chasseurs d'esclaves brésiliens est contrainte de fuir la région. En 1632, ils s'établissent au bord de la rivière Yabe billi, mais en 1696 ils fuient à nouveau pour s'installer en Argentine, à San Ignacio, où je me trouve aujourd'hui.
Pendant plus d’un siècle et demi,
les jésuites réussirent à faire vivre jusqu’à 150 000 indiens guaranis répartis dans une trentaine de missions sous le gouvernement d’une improbable République théocratique et communiste.
Utopie réalisée, l’état jésuite couvrait non seulement l’actuel Paraguay, mais également le nord de l’Argentine, l’Uruguay et le sud-ouest du Brésil. Fondées pour prendre le relais de l’encomienda, le système d’exploitation de la main d’œuvre indigène qui s’était révélé défaillant avec les Guaranis, les missions avaient affranchi des indiens de la tutelle administrative de l’Empire. Une fois convertis au christianisme, les protégés des jésuites ne pouvaient plus être esclaves et bénéficiaient d’une exemption d’impôt de dix ans.
«Libres et égaux en droits» les Guaranis se partageaient intégralement le fruit de leur travail.
La communauté des biens était envisagée par les jésuites comme une image sensible de la communion des saints. Le rêve d’un communisme chrétien permettant la distribution équitable de la production agricole à des indigènes préservés de la rapacité des colons était ancienne chez les missionnaires.
Les jésuites, seuls à pouvoir contrarier Madrid, furent les premiers à la mettre en œuvre sur une grande échelle et pour une longue durée par le biais des reducciones.
L’origine du mot reducciones est aujourd'hui discutée. La reductio désigne en latin l’action de ramener. «Ad vitam civilem et ad Ecclesiam reducti», «réduits à la vie civile et à l’église», les Guaranis ont-ils été ramenés à leur divine origine ? Ou bien ont-ils bénéficié de la mise en place de réduits qui les préservaient à la fois de la férule des colons espagnols et des razzias des marchands d’esclaves venus du Brésil voisin ?
«Notre premier soin, écrit un jésuite français vers 1640, fut de réduire les indiens en société et de leur montrer combien la vie civile était préférable à la vie brutale». Nomades, anthropophages et polygames, les Guaranis furent ainsi «ramenés» par les pères à une vie sédentaire et «aux vertus qui conviennent aux êtres raisonnables». Les réductions du Paraguay, qui regroupaient chacune entre 2000 et 8000 habitants, étaient bâties selon un plan géométrique que l’on retrouve dans les estancias de Cordoba et de Cuzco.
Aujourd'hui il ne reste bien entendu que des ruines pour témoigner de cette époque et de cette civilisation hors du commun. Le site de San Ignacio Mini, restaurée en 1940 puis classée au patrimoine mondial de l'Unesco est construit essentiellement en grès rose, comme les ruines d’Angkor au Cambodge.
Une grande place centrale, symbole de cohésion sociale de la mission, où toutes les rues se rejoignent et où au milieu de laquelle se dressait une croix et une statue du patron de la mission était bordée sur trois côtés par les maisons des indigènes.
Sur le quatrième côté s’élevaient l’église, la sacristie, le collège, les ateliers, les magasins, les logements des pères, l’hôtellerie des visiteurs et le cimetière.
Cet ensemble architectural était entouré de vastes terres partagées entre les champs de culture commune et les jardins familiaux.
Les maisons se disposaient autour de la place, en ilot. Architecturalement traditionnellement guarani, les maisons étaient divisées en plusieurs habitations partagées, dans lesquelles vivait chaque famille depuis l'abolition de la polygamie. On y dormait dans des hamacs que l'on accrochait au mur car la journée la casa servait de lieu de vie et d'activité.
Le fonctionnement des réductions était planifié selon un modèle hiérarchique intangible. Chaque mission était placée sous l’autorité de deux pères, l’un étant responsable du spirituel, l’autre du temporel. Les jésuites nommaient parmi les autochtones un gouverneur appelé corregidor. Les autres charges étaient confiées à des Guaranis, notamment les tâches de police, de défense et de justice. Nous nous trouvons ici devant le siège du Cabildo, qui représentait l'autorité politique du village jésuites.
Les membres étaient élus chaque 1er janvier parmi la communauté au cours de débat et d'élections. Forts d'un insigne de distinction, ils surveillaient le travail, inspectaient l'hygiène et contrôlaient les tâches les enfants.
Ici se trouvaient le conseil municipal et le temple, l'élément unificateur de la communauté, c'est le lieu qui marque le sentiment d'appartenance à l'endroit.
Un tribunal particulier jugeait les contentieux,
mais la condamnation à mort était exclue
et les peines d’enfermement ne dépassaient jamais dix années. La monnaie abolie, les échanges commerciaux se faisaient grâce à un système de troc qui
excluait l’enrichissement personnel et la thésaurisation.
Toléré au XVIIe siècle, ce système apparut insupportable un siècle plus tard, avec l’essor du capitalisme. Tiens donc...? La faute des jésuites fut d’avoir perpétuée une réalité sociale indigène fondée non sur la recherche du profit mais sur l’obligation de donner, de recevoir et de rendre...
Loin d’être privatisé, le temps libre était lui aussi mis en commun. Il était notamment dédié à l’étude du guarani, parlé par les jésuites afin de mieux entrer en contact et intégrer leur société. Ils fixèrent ce langage par écrit, permettant sans le savoir sa survie : c’est aujourd’hui la seule langue indienne en usage officiel en Amérique latine. Une grande place était également attribuée aux activités artistiques.
Depuis l’origine, la musique et le chant occupaient une place importante dans la pédagogie jésuite. Venus au Paraguay avec leurs instruments et leurs partitions, les pères avaient assimilé des instruments indigènes tels que les maracas. Savez-vous que nous n’avons en Europe presque aucun instrument de musique qui ne soit en usage chez les Indiens des réductions et qu’ils savent jouer des orgues, du luth, de l’épinette, du violon, du violoncelle, de la trompette, et que les instruments dont ils se servent aujourd’hui sont presque tous l’ouvrage de leur mains?
Lors d’un voyage à travers les ruines des missions vers 1835, le naturaliste français Alcide d’Orbigny fut frappé de voir que les Guaranis s’étaient transmis le patrimoine des jésuites et continuaient de jouer leurs hymnes et les psaumes avec leurs instruments. De cet héritage, il ne restait pourtant aucune trace écrite dans la région d’Asunción. Dans ces contrées tragiques, auxquelles aucune épreuve ne fut épargnée au XVIIIe et au XIXe siècle, la liquidation des réductions par les colons portugais et espagnols après 1767 fut sanglante. C’est dans les vestiges des missions établies chez les indiens Chiquitos, au cœur de l’actuelle Bolivie, que l’on retrouva des partitions et un plusieurs œuvres majeures de Zipoli : une messe de Saint Ignace, une missa brevis, des vêpres solennelles et de nombreux hymnes, motets et pièces pour orgue. Régulièrement joué par les ensembles baroques latino-américains et européens, ce patrimoine musical est le plus émouvant vestige de la République communiste chrétienne du Paraguay.
Voici un lien très intéressant pour aller plus loin et écouter Rodolfo Ramon de Roux :
Enregistrement audio d’un professeur émérite qui parle des réductions et missions Jésuite.
(Sources : Sébastien Lapaque, journaliste écrivain, et Rodolfo Ramon de Roux, professeur émérite de civilisation hispano-américaine à l’université Toulouse-Mirail)
Après cette épopée au coeur des Jésuites, je vous donne rendez-vous très bientôt pour aller voir ce que nous réserve la fin du monde dans l'article suivant ... ;)
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